textes et publications

Galerie Frédéric Lacroix
Julie Crenn
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Jean-Louis Aroldo mène une réflexion picturale où le cadre et le sujet sont constamment mis en tension. Sa peinture pose une question fondamentale : Comment exister dans le cadre ? Pour cela, il travaille à partir d’image récoltées : un motif observé dans une peinture, la photographie d’un instant réel, une séquence de cinéma. L’artiste s’approprie l’image source en la recontextualisant. Elle est contrainte au cadre de la peinture, qui représente une métaphore d’un territoire restreint où la figure, qu’elle soit humaine ou animale, peine à s’exprimer. Aroldo retient et étouffe la liberté et le mouvement des sujets. Ses dernières œuvres soulignent un rapport aux sens, notamment à leur privation ou leur empêchement. Les oiseaux taxidermisés ne peuvent plus s’échapper, leurs pattes sont liées et prolongées de petites étiquettes. Un corps, réel ou fictif, semble figé sous une bâche bleue. Les mains, extraites de leurs contextes, attestent d’une difficulté, d’un secret, d’un silence. Les mouvements sont figés. La série Munari examine un répertoire gestuel en lien avec la culture populaire italienne où le geste remplace le mot. Inspiré par le Supplemento al dizionario italiano mis au point par le designer italien Bruno Munari, Aroldo s’intéresse aux principes symboliques attachés aux mains. Ainsi, elles indiquent un mouvement de prière, elles nous demandent de nous approcher ou nous font comprendre que le dialogue est rompu. Par l’étude de gestuelles spécifiques et de la privation des sens, Aroldo interroge non seulement l’image (la représentation, le rôle et la portée), mais aussi sa propre identité. En quête de figures, de signes et de couleurs, il fouille la culture italienne pour s’y reconnaître et s’y retrouver. Les peintures traduisent une recherche visuelle et personnelle où le sens, l’Histoire et la mémoire se heurtent au cadre.

 


Exposition « ENCLOS » Septembre/octobre 2014 à la galerie Frédéric Lacroix 13 rue chapon  75003 Paris



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texte du catalogue monographique édité par le FRAC AUVERGNE
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« Comment se dissimuler que tout finit sur un rectangle de toile blanche suspendu à un mur ? »
Robert Bresson (Notes sur le cinématographe, Gallimard, 1975, p. 32)


En puisant l’essentiel du fonds iconographique de sa peinture dans le cinéma, Jean-Louis Aroldo se confie à une imagerie préexistante. Érigée en modèle, l’image médiatisée (essentiellement cinématographique donc, mais également issue d’Internet, de magazines, de photographies personnelles) fait écran entre l’artiste et le réel. Les choix traditionnels du peintre figuratif (sujet, lieu, composition, lumière, etc.) sont alors en partie esquivés, Aroldo travaillant à partir d’images ready-mades. Les choix ayant présidé à l’élaboration de ces images ont été faits par d’autres — photographes, réalisateurs, chefs opérateurs — et ceux qui incombent au peintre résident dans des interventions postérieures : sélection et modifications. Le matériau de base est donc un ensemble d’images toujours déjà “appareillées”, au double sens où, d’une part, elles véhiculent un ensemble déjà constitué de données formelles et sémantiques, et d’autre part, elles ont été produites par des outils techniques (caméras et appareils photographiques). Ce caractère acheiropoïétique s’accompagne d’un asservissement de tous les composants de l’image (mise en scène, son, acteurs) aux exigences et à la logique propre de la machine. Ainsi que l’a analysé Walter Benjamin dans son célèbre essai sur L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, après Pirandello dans son roman On tourne, le sujet filmé est entièrement reconstruit en fonction des nécessités et des possibilités techniques des appareils. Un changement d’adresse est opéré : la représentation n’est pas prioritairement destinée à des spectateurs en chair et en os, mais d’abord à un appareillage technique. Le réel est arraisonné. Les corps sont sommés de se soumettre. Ce qui est joué devant une caméra est toujours joué pour elle. La notion même de plateau de tournage ne tire sa justification que de sa distinction essentielle avec l’espace de la vie réelle. L’objectif (de l’image) est l’objectif (de l’appareil).
Jean-Louis Aroldo s’intéresse plus particulièrement au “Nouvel Hollywood”, cette période du cinéma américain, à partir de la fin des années 1960, où l’archétype du héros bascule dans des figures moins triomphantes et plus ambivalentes. Chez John Ford en particulier, dans La prisonnière du désert ou L’homme qui tua Liberty Valence, le héros perd sa place centrale et glisse hors champ, comme en fuite. À la période de conquête de l’espace, succède un temps de mutation où un ordre nouveau, plus complexe, vient supplanter les valeurs incarnées par le héros traditionnel. Marginalisé et comme invalidé, le héros se trouve alors littéralement broyé par sa propre figure mythifiée, sinon franchement mystifiée. Dans Misery, de Rob Reiner, le romancier incarné par James Caan, est “infirmé” par une admiratrice : à la fois contesté dans son autorité et rendu physiquement invalide. Dans Impitoyable, de Clint Eastwood, un vieux tueur alcoolique tente de se convertir en justicier, mais il est trop tard et il demeure, lui aussi, plutôt pitoyable. Le titre original, Unforgiven est intraduisible (à la fois « non pardonné » et « inéluctable», c’est aussi une reprise du titre d’un film de John Huston), mais dit le poids d’un passé déchu qui continue cependant à obérer le présent. Ce sont là des figures invalidées, repoussées à la marge d’espaces constitués en appareils autonomes et qui n’ont plus besoin d’elles.
Certains dispositifs formels récurrents de la peinture d’Aroldo constituent des indices de tels phénomènes d’exclusion ou de flottement du cadrage. En particulier, les bandes latérales présentes sur les bords (verticaux ou horizontaux) de plusieurs tableaux participent de l’économie du cloisonnement et de l’ouverture. Une bande horizontale bleue, le long du bord supérieur de Duc, oblitère le regard du personnage ; une autre, ornée de motifs en croisillons, longe le bord inférieur ; une bande mauve longe le bord droit de Robe ; trois bandes encadrent verticalement le massacre de Deerhunter 2 : une marron et une noire à gauche, une bleu clair à droite… Parce que peintes sur des tableaux, ces bandes ne peuvent que rappeler les zips de Barnett Newman, mais relativement au registre cinématographique, elles sont des indications de l’écran et de ses possibles déplacements : hors champ, décadrage, bougé, etc. En dernière analyse, la différence entre les préoccupations de Newman et ce travail sur le cadrage ne sont peut-être pas aussi incompatibles qu’il y paraît. Dans les deux cas, la bande est un indice qui pointe l’artificialité du champ pictural et son défaut. Une bande qui redouble le format affirme d’abord la matérialité de l’image, son caractère artificiel et la liberté de l’artiste vis-à-vis de la représentation. Ces bandes peintes sont comme des stigmates dont l’ostension ruine l’idéal de vérité et de perfection des images médiatiques qui sont à la source de cette peinture.
En cela aussi, elles révèlent une peinture appareillée.
Lorsque Aroldo prélève une image d’un film, il l’extrait du continuum où elle faisait lien. L’image en devient étrange, étrangère au contexte qui lui donnait son sens, et ne revêt plus qu’une présence têtue, obtuse. C’est l’arrêt qu’éprouve Roland Barthes devant le fichu d’une vieille femme en pleurs, dans une image du Cuirassé Potemkine. L’opération d’extraction — ou d’abstraction (les deux mots peuvent avoir le même sens et les deux registres coexistent dans la peinture d’Aroldo) — consiste en un prélèvement d’images hors du tissu narratif originel, une espèce de biopsie figurale. L’artiste prend soin de ne pas sélectionner des images emblématiques, ce qui évite la citation directe qui ferait de ses tableaux des affiches peintes. On reconnaît, ici, le dos gris de Buster Keaton dans Film de Beckett, là, la flûte et les larges ocelles noirs du costume de Nijinsky dans L’après-midi d’un faune, mais généralement on n’identifie pas la source des peintures, l’image étant le plus souvent modifiée (« retranscrite recadrée, floue ou épurée », déclare Aroldo). Néanmoins, le champ référentiel qui a présidé à l’élaboration première de ces images survit en latence dans leurs caractéristiques formelles et les peintures demeurent comme hantées par la “cinémathèque imaginaire” que l’œil de chaque spectateur projette sur toute image. De quel reportage provient l’extraordinaire tapis afghan de Sprachgitter IV, orné de motifs de Kalachnikovs, d’hélicoptères et de grenades ? Est-ce la douleur, l’effroi ou le chagrin qui provoque le hurlement de la jeune femme, dans Cri ? Qui est le personnage qui se découpe en ombre chinoise devant une fenêtre, dans Silhouette ? Quelque chose de la narration perdue résonne encore dans ces peintures, comme un lointain écho. Bien qu’amputées de leur origine, ces images demeurent pourtant porteuses de rapports psychologiques, d’une certaine tension, d’une violence sourde.
Leur mutité habitée peut évoquer des scènes que chacun a le sentiment d’avoir vécues : une partie de chasse (Deerhunter) ou de pêche (Bleu), la vision du jour qui éclaire progressivement les rideaux comme un écran, après une nuit blanche (Aube), un chagrin (vase), un souvenir de vacances (Promenade au bord de mer)… Ces images sont d’abord des images mentales qui renvoient moins à des expériences effectivement vécues qu’à une impression de déjà-vu. Elles ressortissent à ce réservoir de sensations à la fois très intimes et très communes, que la conscience de leur affligeante banalité ne parvient jamais tout à fait à empêcher que chacun y demeure attaché comme à une chose très précieuse qui lui appartient en propre. Nos souvenirs les plus personnels sont aussi les plus partagés. On pense à Total Recall, le film de Paul Verhoeven (adapté de la nouvelle de Philip K. Dick, We can remember it for you wholesale), pour la mémoire implantée et implémentée. On pense à Disneyland, mon vieux pays natal, d’Arnaud des Pallières, pour la menace du cauchemar au cœur du rêve.
Il y a d’ailleurs quelque chose de l’enfance dans les peintures et les dessins d’Aroldo. Les représentations d’enfants y sont récurrentes : La nuit autorisait de terribles pensées, sieste, Halloween, Suspicion… Dans chacun de ces exemples, les enfants sont montrés dans des situations anodines (une fillette jouant avec son ombre, des enfants assoupis, d’autres masqués pour un carnaval). Le léger malaise que distillent pourtant ces peintures s’explique peut-être, en partie, par le fait que les personnages n’y obéissent pas à deux caractéristiques essentielles de l’enfance : ils ne bougent pas et ils n’interagissent pas, ils ne jouent pas entre eux, ne se chamaillent pas non plus. Du Village des damnés (aussi bien le film de Wolf Rilla que la version de John Carpenter) à Chromosome 3, de David Cronenberg, en passant par La malédiction de Richard Donner, le cinéma a abondamment exploité l’immobilité et l’absence de communication chez des enfants comme des symptômes particulièrement inquiétants.
Sur deux de ces tableaux — Halloween et Suspicion — les enfants sont représentés masqués. Posant de manière hiératique comme pour une photographie de classe, ils sont affublés de masques grossiers, sinon grotesques, faits de drap ou de papier, avec deux trous pour les yeux et, parfois, un chapeau pointu en cornet. Le visage caché — que ce soit par des masques ou par le rejet hors champ — confirme ce que suggère le titre de la série Defaced, soit la revendication de la déformation (des images), de la défiguration (des visages), et la mise en doute (de l’identité). Devant les peintures d’Aroldo, on ne sait jamais très bien de qui ni de quoi il s’agit.
Ce sentiment de flottement n’est pas seulement induit par l’iconographie d’Aroldo, il provient également de la manière dont il met en relation plusieurs images. Transposant volontiers les techniques cinématographiques du recadrage, mais aussi du split-screen, le peintre explore la possibilité de suggérer que le sens produit par la confrontation de plusieurs images excède la somme des significations de chacune de ces images. La série Compound, en particulier, réalisée entre 2002 et 2005, joue sur l’effet Koulechov en associant des peintures issues de registres hétéronomes, figuratives et abstraites. Plus que jamais, c’est le regardeur qui fait l’œuvre. Que ce soit entre deux toiles ou au sein du même format (comme dans Vanishing Point), la césure entre deux images produit une ellipse où le sens s’affole et patine. La relation d’une image à l’autre est incertaine, l’enchaînement et l’unité d’un récit possible sont rompus. L’effet premier est analogue à celui d’une boucle ou d’un disque rayé : quelque chose cale, ne passe pas, ne se résout pas. Les processus de compréhension usuels des images sont mis en échec, l’évidence du sens s’efface pour laisser place à une immobilité paradoxale, entre épilepsie et catalepsie. Dans cet écart de la peinture à elle-même, la compréhension censément immédiate d’une suite d’images figuratives se perd, quelque part entre « ce que vous voyez est ce que vous voyez » et « ceci n’est pas une pipe ».
Bloquée en deçà de la narration, la peinture ne propose que des effets formels à la limite du décoratif. Les rideaux, les étoffes et les robes imprimées qui apparaissent à plusieurs reprises dans les tableaux d’Aroldo affirment que la peinture peut se satisfaire de cela, que si peu de chose contient déjà de la couleur, du contraste, du motif, de la composition, du volume, du pli, de l’ombre… Dans Sprachgitter IV (Tapis), les engins de guerre sont devenus des motifs, c’est-à-dire que la représentation a subi les opérations suivantes : simplification (« aller à l’essentiel, à ce qui lie le plus évidemment l’image et son sens », selon Aroldo), stylisation (soumettre les formes à des principes graphiques restreints, comme une grille), limitation de la palette chromatique (cinq ou six couleurs), non mimétisme de la couleur (la couleur peinte n’est pas en lien avec la couleur du modèle), disposition non réaliste (la distribution sur le support ne reproduit pas une mise en scène vraisemblable, répétition (un chapelet de balles devient un rythme, une mesure, une bordure). Dans ce tableau, le travail « sur le motif » est appuyé parce que c’est la représentation d’un tapis, mais la situation n’est pas toujours aussi évidente. Le dévoilement d’un motif pictural peut également se faire au moyen de la représentation d’un élément naturel. Dans Duc, ce sont les ailes écartées d’un hibou mort qui révèlent des stries en arcs de cercle emboîtés, ocres et gris bleutés. Des frises courent le long des bords supérieur et inférieur du tableau — en haut monochrome bleu, en bas motifs de croisillons abstraits —, comme le sous-titre pictural de l’image du plumage. Paradoxalement, le motif de camouflage (traité explicitement par Aroldo dans Razzle Dazzle) de l’intérieur des ailes est exposé comme motif de peinture : un personnage soulève le cadavre du grand duc et maintient ses ailes ouvertes, dans un geste d’ostension manifeste : voici. C’est seulement au prix de cette parade post-mortem que ces ailes perdent leur fonction pour devenir des (sujets de) peintures. Comme Roger Caillois le pensait des papillons, faut-il voir dans les oiseaux de nuit des peintres ?
La suspension de la narration, la dissection de la syntaxe unissant peinture et cinéma, la représentation de cadavres, de blessés ou de corps suspendus, l’idée d’images invalides et d’une peinture appareillée, la dimension mélancolique suggèrent une présence de la mort qui traverse en filigrane l’œuvre d’Aroldo. C’est une mort tranchante dont les instruments sont : opération de prélèvement des images, césure des polyptiques, amputation des figures par le cadrage, référence implicite à la chirurgie par le titre de la série Compound… Mais c’est une mort radieuse, s’il est vrai que le « clap » de fin résonne dans les applaudissements et annonce le retour de la lumière.

Karim Ghaddab.
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Les duellistes
Anne-Sophie Emard
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Jean-Louis Aroldo / Pierre Levchin / Laurent Savoie


En répondant à l'invitation de la Ville d'Issoire au Centre Pomel, Anne-Sophie Emard a proposé d'enrichir cette proposition artistique par la présence de trois artistes à ses côtés : Jean-Louis Aroldo, Pierre Levchin et Laurent Savoie.
Les duellistes est le titre d'une œuvre numérique de Laurent Savoie, c'est également un film de Ridley Scott adaptation d'une nouvelle de Joseph Conrad dont le réalisateur s'est inspiré.

Cette déclinaison identifie la posture de ces quatre artistes dont l'oeuvre se construit autour de nombreuses références littéraires, cinématographiques et musicales.

Anne-Sophie Emard présentera dans la grande salle une série photographique réalisée lors d'une résidence au Centre d'architecture, d'Urbanisme et de l'Environnement de Chartres durant l'été 2013. Cette série n'a jamais été montrée en dehors de l'Eure et Loir car jusqu'à présent elle faisait l'objet d'une exposition itinérante dans le département dans lequel ces photos ont été réalisées. Anne-Sophie Emard a photographié plusieurs bâtiments du XXème siècle répertoriés par le CAUE : sanatorium, lycée, église, piscine municipale, immeuble. Ces photographies s'éloignent radicalement de l'exercice traditionnel de la photographie d'architecture. Ces lieux échappent à leur ancrage géographique et à leur fonctionnalité, se teintent de subjectivité et se révèlent sous un jour fictionnel tout particulièrement grâce au traitement numérique des images.

De fiction il en est question dans le travail de peinture et de dessin de Jean-Louis Aroldo, qui mène une réflexion picturale où le cadre et le sujet sont constamment mis en tension. Sa peinture pose une question fondamentale : Comment exister dans le cadre ? Pour cela, il travaille à partir d’image récoltées : un motif observé dans une peinture, la photographie d’un instant réel, une séquence de cinéma. Jean-louis Aroldo s’approprie l’image source en la recontextualisant. Elle est contrainte au cadre de la peinture, qui représente une métaphore d’un territoire restreint où la figure, qu’elle soit humaine ou animale, peine à s’exprimer.

Pierre Levchin puise son inspiration dans ses origines russes qu'il mêle habituellement à son travail création en tant que régisseur dans le spectacle vivant. L'espace scénique pour lequel il crée lumières, images vidéos et sons, alimente sa création plus confidentielle d'installation multimédia. Dans ce cadre le spectateur devient le propre comédien d'un espace pensé comme une scène intime.


Laurent Savoie est avant tout un peintre et conserve cette posture dans ses créations numériques. Il présentera au Centre Pomel une quarantaine de petits tableaux numériques, un ensemble d'images animées transposées de l'espace du Web (Paintblack Editions) à l'espace réel d'exposition.
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